Le Retour

        
        Le trajet de Marseille à Revel me parut interminable. Mon esprit vagabondait : et si par un miracle insensé Erika était encore vivante ? Éventualité si peu probable ! Mais en revanche j’étais sûr de retrouver mon père. Il aurait vieilli et serait affaibli par la maladie et l’inquiétude. Mais il serait là ! Il m’attendrait sur le quai de la gare. Lors de notre séparation j’avais vu pour la première fois ses larmes couler. Aujourd’hui il serait ému de bonheur en me serrant dans ses bras. J’étais impatient de retrouver l’amour et la protection paternelle qui m’avaient si cruellement manqué ces dernières années.
        Derrière la fenêtre, le paysage familier et paisible défilait sous un soleil radieux. Enveloppé par sa douce chaleur, mon esprit remontait le temps. Me revenait en mémoire, au rythme du train, le souvenir de mon premier contact avec la France : son accueil si généreux – le sentiment illusoire d’avoir gagné un lieu sûr et protégé – mais également sa trahison.

        Le train à peine arrivé en gare de Revel, je cherchai de tous côtés mon père. Mais il n’y avait personne pour m’accueillir. À ma grande déception se mêlait mon inquiétude. Je ne m’attardai pas et me rendis aussitôt à Padouvenc Notre-Dame, le quartier où habitaient la plupart de mes amis. Tata Crayol était chez elle. Mon arrivée ne sembla nullement la surprendre : la mairie l’avait avertie de ma libération sans lui préciser le jour de mon retour. Les traits de son visage s’étaient creusés. À son regard empreint de tristesse, à la façon affectueuse dont elle mit ses bras autour de mes épaules, j’ai compris que Papa n’était plus de ce monde. Avec des mots doux et tendres, elle me raconta sa détresse.
        Quelques semaines après notre départ, il avait été libéré du camp de Noé et, dès son retour à Revel, admis à l’hospice. Il devait probablement connaître l’existence des camps d’extermination, aussi avait-il cessé de prendre soin de sa santé, qui déclina rapidement. Tata Crayol m’a assuré cependant qu’il était entouré de beaucoup d’amitié. Mais elle devait certainement ignorer qu’à l’hospice, pour recevoir un second verre de lait, une religieuse l’obligeait à réciter l’Ave Maria ! J’ai appris ce détail par mon ami Jules, fils d’une famille juive réfugiée à Revel, que j’ai retrouvé à mon retour. Le sentiment d’humiliation qu’avait suscité en lui cet incident était resté aussi vif qu’au premier jour. Je reste, par l’attitude de cette religieuse, profondément indigné.
        Le père de Jules a été arrêté et déporté avec le dernier convoi en juillet 1944. Sa mère, décédée peu après, laissait deux jeunes orphelins. Jules, bien qu’agnostique, s’interdit en souvenir de son père, de fumer le samedi. Ce geste n’est pas un geste religieux. Il est purement symbolique.

        Ne pas fumer le samedi en souvenir d’un père s’inscrit dans la même perspective que de continuer à se dire juif et à porter son nom même lorsqu’on a perdu la foi. Être juif après Auschwitz, ce n’est pas croire obligatoirement en Dieu, ou respecter ses commandements, c’est être conscient, c’est se souvenir. À Auschwitz ce n’est pas seulement un peuple que Hitler voulait détruire, ni même « simplement » une religion, mais la conscience de l’humanité.
        Lentement, Tata Crayol et moi avons pris le chemin du cimetière. Sur sa tombe, plantée dans la terre, une petite planche portait le nom de mon père et la date de son décès. J’avais vingt ans, j’étais orphelin. Seul, je devais m’engager sur le chemin difficile de la vie. On cesse d’être un enfant, à la mort de ses parents, on devient adulte. Pour moi cette étape était déjà franchie par mon séjour dans les camps.
        Mes amis m’ont réconforté par leur sollicitude. Plus particulièrement la famille Brunel qui habitait à présent dans une ferme plus spacieuse. La gentille Élise insistait pour me servir abondamment de son savoureux cassoulet et de son foie gras, essayant à sa manière d’alléger le poids de mon deuil. Aussi, lorsque, à mon retour, la mairie m’a fait cadeau d’un cochonnet, la restriction alimentaire n’étant pas encore terminée, je me suis naturellement empressé de le leur offrir.
        C’est au cours de ce joli mois de mai que s’est progressivement accompli mon retour à la vie. À l’image de la nature en fleurs, je m’ouvrais au monde. Tout m’étonnait. J’étais ébloui. Le soleil de ce début d’été réchauffait ma peau. J’avais perdu le goût de ces petits bonheurs. Peu à peu j’apprenais à les reconquérir.

        Bien sûr tout le monde me posait des questions sur ces années passées dans les camps. Il ne m’était pas facile de trouver les mots justes pour expliquer un univers monstrueux, infernal, la peur, la faim, le froid, les humiliations, les souffrances physiques et morales, et la mort constamment présente.
        Confucius a écrit : « Si je détenais le pouvoir absolu je m’efforcerais de rendre aux mots leur juste sens. » Parler, c’est porter le monde à l’échelle de l’humanité. Comment dire l’inhumain sans en trahir la signification ? Ce que je venais de vivre me hantait encore. Je m’étais tenu à la frontière de l’être et du non-être. Je revenais d’un monde où l’espace et le temps avaient perdu leur juste valeur, un monde dénué de tout repère, un monde où le néant s’était substitué à la conscience. Il s’était agi d’admettre comme possible ce qui avait été considéré jusqu’ici comme impossible. Nous nous adressions à une région de la conscience encore inexplorée. À notre retour, nous avons souvent été contraints au silence par ceux qui ne désiraient pas savoir et espéraient aveuglément en la paix retrouvée, alors que la lutte contre le nazisme et ses crimes devait se poursuivre bien après leur défaite militaire. Peut-être parce que trop fragile et sensible, j’ai cru à tort que mes auditeurs se lassaient vite de mes propos et je mis fin à mes tentatives de rendre compte de mon passé.
        Aujourd’hui, je comprends mieux leur difficulté et leur impossibilité à comprendre l’indicible. Je lisais un tel affolement dans leurs yeux qu’il m’a fallu me rendre à l’évidence : mes épreuves ne pouvaient pas être comprises par ces gens qui n’avaient aucune notion de ce que pouvait être un camp d’extermination. Le refus et l’illusion tiennent souvent lieu de boucliers quand la raison est désarmée.
        
        Le retour de déportation des résistants fut célébré dans la joie ; quoi de plus naturel et de plus juste que de rendre hommage à ceux qui avaient tant souffert ! Leurs récits entraient dans un schéma plus classique et pouvaient s’inscrire immédiatement dans le cours de l’histoire. Contrairement à ceux des Juifs qui embarrassaient et rendaient mal à l’aise. Que faire de ces témoignages tout à la fois bouleversants et inconcevables ? Comment et où les classer ? Notre statut de victimes non identifiables désemparait ceux auxquels nous parlions ! À quelle catégorie appartenaient donc les crimes commis par les nazis ? L’histoire ne pouvait pas encore assimiler Auschwitz. Nous étions des victimes, et les victimes sont rarement bien accueillies. Elles sont les témoins de la faiblesse de l’humanité, elles exigent de sa part une prise de conscience. Si pareil drame se reproduisait maintenant, je suis convaincu qu’une importante équipe de psychologues viendrait au secours de ceux qui auraient perdu tout repère.
        En 1945, personne ne nous a aidés à revenir au monde.
        Contrairement à moi qui m’efforçais de communiquer, de nombreux survivants persistèrent dans leur mutisme, ne pouvant sortir du néant où Hitler les avait jetés. Leur vie resta brisée et coupée de la réalité. Ils ne sont jamais réellement revenus des camps. Une part d’eux-mêmes est restée dans les plaines de Pologne. Leur silence peut aussi s’expliquer par cette phrase terrible que sans cesse nous-mêmes nous répétions : « Si par un hasard extraordinaire nous sortions vivants d’ici, personne ne croira ce que nous raconterons ! »

        À Revel, Tata Crayol m’avait gardé chez elle, et je me sentais un peu comme un de ces enfants qu’elle et son mari avaient adoptés. Un matin j’ai eu la visite inattendue de Monsieur Vigne. Il avait appris mon retour et venait de Saint-Gaudens, située à une centaine de kilomètres de Revel, pour me restituer avec une grande simplicité quelques objets de valeur et effets personnels que mon père, qu’il voyait de temps en temps, lui avait confiés lorsqu’il s’était senti au plus mal.
        Monsieur Vigne était comptable dans la distillerie de Revel où Erika travaillait et avait toujours fait preuve de beaucoup de sympathie à notre égard. Avec lui me revenaient tout un passé révolu et une foule de souvenirs. Quelle émotion intense de retrouver les phylactères de mon père, les miens reçus à ma Bar Mitzvah, son livre de prières fort usé et ma fameuse collection de timbres. Le contact de ces objets familiers me transporta durant quelques instants auprès des miens…
        Après toutes ces années, je crains de n’avoir pas assez remercié Monsieur Vigne pour son exemplaire discrétion, sa bonté et son honnêteté. Avoir si longtemps conservé ces objets qui ont pour moi une valeur inestimable et dont personne ne savait qu’il en était le gardien, quelle leçon de modestie !
        Enfin, il m’a fallu envisager de quitter Revel. Ce n’était cependant pas un adieu, trop de liens m’y attachaient. Comme en pèlerinage, je fis le tour des endroits où nous nous promenions autrefois avec mes parents et Erika.
        J’ai choisi de me rendre à Toulouse, la ville la plus proche, où je suis resté jusqu’en 1946. Aussitôt arrivé, je contactai les membres de la communauté juive, ce qui m’a donné l’occasion de rencontrer enfin des jeunes de mon âge et tenter, à vingt ans, de reprendre goût aux choses de la vie. Par mes nouveaux amis j’ai appris des détails sur les drames qui avaient frappé les Juifs de France et d’autres pays d’Europe durant mes trois années d’absence.

        Six millions de morts, dont un million cinq cent mille enfants détruits, disparus, assassinés. J’appris aussi les actions en France de l’OJC, Organisation Juive de Combat, organisation de résistants parmi d’autres, composée uniquement de Juifs. Outre le combat qu’ils avaient livré contre l’occupant, ces résistants s’occupaient de cacher en lieu sûr en France, ou de faire passer illégalement en Suisse, les enfants juifs. Ils avaient également contribué à la libération de Castres.
        Avec fierté j’ai appris qu’il y avait une « Brigade juive » incorporée à l’armée britannique, composée de volontaires originaires de Palestine, et qui s’était battue dans les rangs des Alliés. Durant ce même temps le Grand mufti de Jérusalem serrait la main d’Hitler, dont il était en fait un allié.
        Il convient de rappeler qu’après la première guerre mondiale, la SDN, Société des Nations, avait attribué à la Grande-Bretagne le mandat sur la Palestine, à la faveur de la déclaration Balfour faite en 1917 et par laquelle elle s’engageait à y créer un foyer national juif. Précé­demment la Palestine était sous le régime de la Turquie, qui, en tant qu’alliée de l’Allemagne, avait perdu cette possession.

        Bouleversé, j’ai écouté comment, grâce à une poignée de jeunes gens, le ghetto de Varsovie s’était soulevé, après que la majorité de la population juive avait été anéantie. Ces jeunes s’étaient battus avec un courage acharné contre les chars et les lance-flammes des SS et la Wehrmacht. Ce combat sans merci a duré plusieurs semaines, malgré la disproportion des forces en présence. Leur lutte désespérée était d’autant plus héroïque que l’issue ne pouvait être que fatale.

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En décembre 1946, dernier Congrès sioniste à Bâle avant

la création de l'État d'Israël (je suis à droite en imperméable)

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Pièce d'identité du service d'ordre lors du Congrès sioniste

de Bâle en 1946.

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Schekel de juin 1945 nécessaire pour élire le délégué au Congrès sioniste. Je l'ai acheté en juin 1945, un mois après mon retour.

        Avec soulagement, j’ai enfin eu des nouvelles de quelques camarades de Bobrek qui avaient heureusement survécu, après avoir eu à surmonter bien des sévices, qui m’avaient été épargnés grâce à mon évasion.

        Après la longue interruption de mes études, j’ai bénéficié en 1945 d’une bourse, très modeste, mais suffisante pour être admis à l’Institut électrotechnique de Toulouse. J’ai quitté cette école après la première année scolaire, pour poursuivre mes études à Paris. Aussitôt j’ai pris contact avec le mouvement de jeunesse sioniste. Durant l’année scolaire j’ai été envoyé à Bâle, attaché au service d’ordre du Congrès sioniste, qui devait être le dernier d’une longue série. J’ai eu ainsi le privilège de rencontrer de nombreux dirigeants du sionisme mondial, Chaïm Weizmann, Ben Gourion, Golda Meir…, de grands noms dans l’histoire d’un pays en voie de naître et pourtant si ancien… Le drapeau israélien flottant sur le bâtiment du congrès avait remplacé l’étoile de David cousue sur nos vêtements. Après l’humiliation, nous accédions à la reconnaissance !
        Le principal sujet à l’ordre du jour était la proposition de l’ONU portant sur la partition de la Palestine entre Juifs et Arabes, proposition approuvée par la majorité des cinquante-six États représentés au sein de cette assemblée(1). Les Juifs l’ont acceptée, tandis que les Arabes l’ont refusée. Aussitôt après le départ des Anglais, l’État d’Israël fut proclamé le 14 mai 1948. Avec la participation des armées de tous les pays voisins, les Arabes ont attaqué ce nouveau et petit pays qui comptait alors environ 600 000 Juifs. Cette première guerre a été suivie de plusieurs autres.

        Pour tous les Juifs de la diaspora, la création de l’État d’Israël a marqué un tournant de l’histoire, qu’ils décident d’y venir vivre ou non. Cet État leur conférait une sécurité pour l’avenir tout en les délivrant des innombrables humiliations subies au cours des siècles. Israël, si on exclut les grandes découvertes et avancées techniques, est sans aucun doute l’aventure humaine la plus extraordinaire du XXe siècle.
        Sioniste depuis mon enfance viennoise, ne pas avoir pu participer davantage à la création de ce pays me procurait un sentiment de culpabilité et de frustration.

        En 1948, mes études terminées, j’ai été engagé comme enseignant dans une école de l’ORT (Organisation, Reconstruction, Travail), à Lyon. Enfin mon premier vrai travail et mon premier salaire d’homme ! À Toulouse j’avais rencontré Jackie, elle avait quinze ans, était très jolie, attachante et pleine de charme. Enfant, elle avait passé une partie de la guerre en Suisse. Pendant son absence, son père et son frère s’étaient engagés dans la Résistance. Son frère Serge, âgé de dix-huit ans, s’était retrouvé dans un maquis du côté de Grenoble. Son père avait été arrêté à Nice en 1944 et déporté de Drancy par le convoi n°69 vers Auschwitz. Sa mère, cachée par la résistance juive, a échappé de justesse à la déportation. Une grande partie de sa famille a disparu durant ces années de tourmente.

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Jackie et moi.

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Au service militaire en 1950.

        Longtemps Jackie présenta la photo de son père à tous les survivants qu’elle rencontrait, espérant que l’un d’entre eux l’aurait croisé et pourrait lui donner de ses nouvelles. Son père n’est pas revenu, laissant cette adolescente en proie à un deuil difficile. La difficulté à admettre que des parents meurent dans ces terribles circonstances laisse des séquelles indélébiles.
        Jackie est devenue la compagne de ma vie. Grâce à son amour, sa gaîté naturelle, sa douceur et sa qualité d’écoute, elle a réussi à m’insuffler progressivement le bonheur de vivre et surtout l’équilibre qu’il me fallait recouvrer. Elle a toujours su faire preuve de compréhension et de patience, ce dont je lui garde, mêlée à ma tendresse, une infinie reconnaissance.
        Devenu français par naturalisation en 1948, j’ai fait mon service militaire en 1950 au 8e régiment de transmission. Ce court intermède ne m’a pas laissé un souvenir particulièrement plaisant en raison des difficultés matérielles auxquelles j’avais à faire face. Mon travail d’enseignant avant mon service militaire me satisfaisait pleinement, malgré la modicité de mon salaire. Mais j’avais néanmoins la ferme intention, dès ma démobilisation, de trouver un autre emploi mieux rémunéré.
        Jeunes mariés, nous habitions un petit studio près de Montparnasse, composé d’une kitchenette et d’un minuscule cabinet de toilette. Des amis nous avaient prêté de quoi le meubler : deux chaises, une table pliante, d’une instabilité telle qu’il fallait éviter de la heurter au risque qu’elle ne s’écroule…, et pour terminer, un sommier et son matelas, confortables certes, mais tellement encombrants qu’ils touchaient presque la porte d’entrée.

        Ces années passées dans notre studio furent des années de bonheur ! Dès les beaux jours, le soir venu, souvent nous nous accoudions au bord de l’unique et étroite fenêtre pour voir par-dessus les toits la pointe de la tour Eiffel. À l’époque la « Dame Eiffel » n’avait pas encore sa parure de lumière qu’elle revêt aujourd’hui.
        Nos amis, qui le sont encore à ce jour, lorsqu’ils venaient, s’asseyaient parfois à six sur notre lit, siège privilégié, les autres se contentaient tout bonnement du plancher. Nous improvisions des pique-niques qui se terminaient tard dans la nuit, nos rires se mêlaient aux refrains de nos idoles de ce temps que nous chantions : Brassens, Montand et les autres…
        Bien souvent me trouvant à court d’argent, il me fallait rassembler toutes les bouteilles alors consignées pour des sommes modiques, me permettant d’acheter de quoi compléter notre repas frugal. J’étais resté gourmand, et lorsque je pouvais m’offrir un gâteau, c’était le festin ! Réminiscence de mon enfance.
        La vie simple et modeste que nous menions me convenait, probablement parce que j’étais encore sous l’effet des années de privations que j’avais connues. Cette façon de vivre avait un certain charme et cependant ne pouvait se prolonger davantage. De la rue de l’Ouest où nous nous trouvions, nous allions souvent jusqu’à Saint-Germain-des-Prés. Ce quartier nous fascinait, il fourmillait de jeunes gens, et tous semblaient avoir en commun une formidable joie de vivre. J’avais pourtant quelques difficultés à partager leur apparente insouciance !

        Un soir inoubliable, Jackie tout émue m’a annoncé que nous allions avoir un enfant. Cette nouvelle m’a comblé de bonheur, ma jeune épouse allait m’offrir le plus merveilleux des cadeaux : un bébé !
        C’est alors, la chance aidant, que j’ai rencontré Monsieur Perl. Je l’avais connu lorsque nous habitions en Belgique. Il me proposa un emploi dans son entreprise commerciale avec un salaire supérieur à celui que j’avais et la perspective d’une progression rapide. Avec empressement j’ai accepté. Pourtant le commerce ne m’attirait guère, j’aurais plutôt aimé utiliser mes connaissances techniques, ne pouvant oublier avoir été confronté depuis mon plus jeune âge aux quolibets antisémites et absurdes, entre autres celui-ci : « Les Juifs ne sont que de vils commerçants ! », alors que Vienne était, avant la guerre, connue pour ses nombreux et illustres médecins, avocats, écrivains et musiciens dont un grand nombre étaient juifs. Mais ce nouveau travail m’a permis d’emprunter l’argent nécessaire à l’achat d’un appartement et d’offrir à ma petite famille des conditions de vie plus conformes à mes vœux.
        Après maintes recherches nous avons trouvé un logement de trois pièces mais dans un état de grande vétusté. Il m’a fallu me transformer, en dehors de mes heures de bureau, en maçon, menuisier et carreleur pour le rendre habitable. J’étais épuisé, mais fier des résultats. Notre premier vrai appartement nous semblait luxueux. Nous avions une vraie salle de bains et un jardin privatif, rapidement fleuri par Jackie. Tout était prêt pour accueillir notre enfant ! Après six années de collaboration, durant lesquelles j’ai acquis une bonne formation commerciale, j’ai quitté Monsieur Perl.

        C’est alors qu’un ami m’a fait rencontrer un artisan dont la santé était déficiente et qui travaillait dans un désordre invraisemblable. Il avait des difficultés croissantes par suite de la normalisation du marché et se heurtait à une concurrence de plus en plus agressive. À tout cela venaient s’ajouter les nouvelles et plus sévères contraintes fiscales d’après-guerre. Pour compléter cette situation peu favorable il allait être expulsé de son atelier qui se trouvait dans le quartier insalubre de Belleville. Malgré toutes ces embûches j’ai accepté de m’associer avec lui, entrevoyant des perspectives prometteuses dans la transformation de matières plastique qui constituait son activité.
        Durant de longues et dures journées, je me suis attelé à remettre cette affaire bien fragile en ordre et en bon état de marche. À la faveur de l’aide accordée par le gouvernement aux moyennes et petites entreprises, afin de les encourager à quitter Paris engorgé, j’ai obtenu un prêt pour m’installer en province. Avec le concours d’André Rossi, député de l’Aisne, devenu un ami, j’ai acquis un terrain dans un village du Soissonnais qu’il affectionnait particulièrement. Cette bourgade se mourait lentement à la suite de l’exode de ses habitants vers les grandes villes. Il n’existait aucune entreprise industrielle à vingt kilomètres à la ronde, et l’agriculture nécessitait de moins en moins de main-d’œuvre. Sur ce terrain je construisis un spacieux atelier et embauchai aussitôt vingt ouvriers, apportant un début de solution au problème du chômage. Après trente-cinq années d’efforts, l’atelier du début est devenu une usine composée de plusieurs bâtiments avec un effectif de plus de 300 personnes. Bien que cela puisse paraître cocasse, je suis tenté de comparer sa croissance au modeste garage à vélos du début, converti progressivement en parking pour des dizaines de voitures.

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A quelques mois, Anick semble me sourire..

        La société française a considérablement évolué durant cette dernière décennie, c’était l’époque des « Trente Glorieuses ». Dans bien des domaines, ces années furent pour moi très enrichissantes. Enfin j’ai pu mettre à profit mes connaissances techniques et appliquer les progrès ininterrompus qui me passionnaient. Les simples petites machines manuelles du début sont devenues avec le temps d’énormes machines électroniques et automatiques.
        Au cours de mes activités, il m’a été donné de rencontrer et d’apprécier des personnes de différents milieux. Je me sentais proche de mes employés et j’appréciais la réciprocité.
        Pour moi qui, dès l’âge de dix-sept ans, avais été banni de la société policée pour être propulsé dans un monde brutal, privé de toute humanité, c’était d’autant plus important. Je me suis toujours refusé à regarder ceux que je côtoyais quotidiennement avec la perception qui avait été la mienne quelques années auparavant. J’aurais pu avoir perdu définitivement toutes mes illusions, mais aussitôt après mon retour il m’a fallu réapprendre à rester ouvert et faire confiance à l’homme.
        Lors de la cession de l’usine en 1990, elle était florissante. Et ce n’est pas sans nostalgie que j’ai transmis à mon successeur le résultat d’une réelle réussite professionnelle.

        Anick, notre fille unique, est venue au monde en 1954. C’était un bébé superbe… Sur l’une des multiples photos que j’ai prises d’elle, quelques heures après sa « venue », elle semblait déjà me sourire. Sa naissance fut pour nous une joie immense. Certes devenir père ou mère ne constitue pas un exploit ! Mais pour nous, survivants de la Shoah, avoir des enfants symbolise l’accomplissement de notre survivance.
        
        Plus tard, avec curiosité, Anick écoutait les conversations que nous avions avec nos amis, sa chambre jouxtant notre salon. J’étais soucieux de savoir tout ce qu’elle pouvait capter de nos entretiens qui portaient le plus souvent sur les camps, la guerre et cette foule d’événements, encore si proches de nous. Ce qu’elle a pu entendre pouvait créer chez elle le traumatisme des enfants de déportés, ce que j’aurais tant souhaité éviter ! Je crains qu’Anick ne fasse pas exception ! Comme pour beaucoup de parents, notre bébé était le plus beau. Elle était facile. Nous la transportions dans un couffin partout où nous allions. Chez les amis, elle dormait et, lorsque nous partions, souvent tard dans la soirée, elle soulevait sa tête, nous souriait et se rendormait. Elle est devenue une petite fille absolument adorable et réellement jolie.
        Nous allions fréquemment les dimanches nous promener dans les superbes allées du jardin de Bagatelle. Il y régnait un charme très spécial, et les voitures étaient obligées de rester devant les grilles. Ainsi notre enfant pouvait à son gré courir, admirer les superbes fleurs et les massifs qui changeaient de saison en saison. Seul inconvénient, le coin favori où nous prenions le goûter était envahi par des guêpes impertinentes, butinant les pots de confiture et les miettes de gâteaux !
        Par un de ces dimanches privilégiés, une jeune touriste, appareil de photo en main, s’est approchée et nous a demandé : « Quelle jolie petite fille ! Vous permettez que je la prenne en photo ? » Anick, du haut de ses trois ans, posa le plus gracieusement du monde et demanda à la fin de la séance : « C’est déjà fini ? » Les gens amusés ont ri, et nous étions, il faut l’avouer, on ne peut plus flattés !

        Je dois reconnaître qu’elle a la chance de ressembler davantage à sa mère et d’avoir aussi hérité de son charme. Pour son âge elle parlait beaucoup et étonnamment bien, aimant répondre au téléphone en notre absence ; ce qui lui était interdit. J’ai appelé un jour, et c’est évidemment Anick qui décrocha et commença, comme d’habitude, à raconter avec force détails les événements du jour. Le soir, à mon retour du bureau, je lui demandai :
        « Alors Anick chérie ? Tu as vite oublié l’interdiction de décrocher le téléphone à la place de Nono ? (nom qu’elle donnait à notre employée de maison)
        – Non Papa ! Je ne l’ai pas oublié, mais je savais que c’était toi !
        – Comment pouvais-tu le savoir avant même de m’avoir parlé ? »
        Avec ses grands yeux pleins de candeur, la coquine me répondit : « Parce que ça sonnait si doux… » J’ai succombé à son charme et je ne pouvais plus la gronder.
        Il me semblait amusant de mentionner ces quelques détails de ma vie de famille si harmonieuse. Une vie enrichie par la présence d’Anick, de son mari Lucien et celle de notre petit-fils Adrien-Benjamin.

        À la fin de l’année 1960, eut lieu à Francfort le procès d’Emil Bednarek, notre ancien chef de bloc à Birkenau, responsable de tant d’actes criminels. Il avait échappé à la mort pendant l’évacuation. Se croyant en sécurité, il se cachait dans une ville-frontière, Schinding, entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie ; il gagnait sa vie à la gare en vendant aux voyageurs, durant les arrêts des trains, des sandwichs et des saucisses chaudes. Sa voix, pour ceux qui l’avaient entendue ne serait-ce qu’une seule fois, restait inoubliable. C’est ainsi qu’une de ses anciennes victimes, Stanislaw Klodziski, l’ayant entendu, n’a pas hésité à interrompre son voyage pour le faire arrêter.

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Avec mon épouse, Lucien, Anick et Adrien-Benjamin.

        Je fus convoqué à titre de témoin. Au cours de ma déposition, j’ai parlé de la société Siemens-Schuckert, qui avait exploité la main-d’œuvre concentrationnaire, et de son émissaire sur place, l’ingénieur SS Bonzius, qui, après avoir choisi les esclaves, parmi lesquels je me trouvais, les plaçait dans le camp de travail de Birkenau, précisément au bloc 11, qui était le Strafkommando (commando de punition).
        J’ai donné de nombreux détails sur son comportement inhumain et son acharnement à nous détruire. Le fait qu’il y avait de nombreux morts parmi nous obligeait évidemment Bonzius à trouver régulièrement d’autres spécialistes en remplacement des « disparus ». Il est évident que Bonzius n’ignorait pas les traitements qui nous étaient infligés et connaissait l’attitude d’Emil Bednarek à notre égard.
        Les termes que j’ai utilisés au tribunal n’étaient pas faits pour plaire à Siemens et encore moins à Bonzius que j’ai qualifié de SS en raison des ordres qu’il donnait à nos gardiens. Ayant lu dans la presse les comptes rendus du procès, Bonzius m’a invité à venir le voir à Francfort afin de me prouver qu’il n’était qu’un simple officier de la Wehrmacht, chargé du recrutement de la main-d’œuvre étrangère et non « SS ». Après notre libération certains de nos camarades avaient, en parlant de lui, émis l’hypothèse qu’il avait peut-être pris des risques pour nous sauver ! Je le souhaitais sincèrement… Il y aurait alors eu un « homme » dans cet univers d’assassins ? Et si cela était, nous l’appellerions aujourd’hui
        un « Juste parmi les Nations ».
        Pour en avoir le cœur net je me suis rendu à Francfort. Après lui avoir rappelé les circonstances de mon recrutement, je lui ai demandé s’il ne s’était pas aperçu de mon incompétence professionnelle, tout comme de celle d’un grand nombre de mes camarades ?
        « Bien sûr je m’en souviens très bien !
        – Quel était alors le critère de votre choix ? Pouvez-vous me donner les raisons de vos décisions ? »
        Avec une surprenante franchise il m’a répondu :
        « Je ne vous ai pas choisi pour ce que vous étiez, mais pour ce que je pouvais faire de vous et je ne me suis pas trompé, puisque vous êtes devenus de bons ouvriers ! »
        Le faible espoir que j’avais de rencontrer en lui un homme de qualité fit place à une profonde déception. Il n’avait été que ce qu’il tenait tant à prouver, un bon serviteur du Reich, inconscient de la gravité de ses actes.
        Lors de notre rencontre, Bonzius m’a donné des photos qu’il avait prises à Bobrek. Curieusement les Allemands prenaient plaisir à photographier ces damnés de la terre pour les montrer comme une sorte de trophée en rentrant dans leurs foyers.

        Le procès exceptionnel de Nuremberg vit le jugement et la condamnation d’un petit nombre de criminels nazis parmi lesquels figurent Goering, Himmler et quelques autres chefs… Mais combien de bourreaux ont réussi à passer au travers des mailles trop larges des filets de la justice internationale ? Combien ont fini leurs jours comme d’honnêtes gens et sont morts paisiblement dans leur lit, entourés de leurs familles et sans le moindre remord ? (2)

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Rencontre exceptionnelle des survivants de Bobrek en 1960.

De gauche à droite

1er rang : Jacques Feigenblatt, Paul Schaffer

2e rang : Fanny Zelinski, Simone Veil, Thérèse Glowinski, ?

3e rang : Charles Mitzner, Louis Weiser, ?, Mitzner, Eric Altman, Simon Gontowitch, Harvey Katz

Dernier rang : Léon Ischbia

        Bednarek a été condamné aux travaux forcés à perpétuité. Son procès a été l’heureuse occasion pour d’émouvantes retrouvailles avec nos amis de Bobrek, également venus à ce procès. Depuis cette mémorable rencontre, nous nous sommes à nouveau éparpillés. La plupart sont repartis en province, d’autres sont retournés à l’étranger où ils avaient fondé une nouvelle famille. Nous sommes restés peu nombreux à Paris.

        En mai 1985 a eu lieu à Jérusalem, au Mémorial de Yad Vashem, la commémoration du 40e anniversaire de la défaite nazie. Cinq mille survivants du monde entier étaient là, réunis dans une parfaite communion.
        Yad Vashem, haut lieu de la mémoire, chargé des multiples souvenirs, comprend plusieurs musées, des salles d’archives et des monuments. Yad Vashem traduit parfaitement ce que fut le désastre de la Shoah. Une allée est bordée d’arbres sous lesquels se trouvent des plaques gravées aux noms de ceux qui ont été déclarés
         « JUSTES PARMI LES NATIONS ».
        Ils sont ainsi nommés parce qu’au péril de leur vie, ils ont porté secours à des Juifs en danger et les ont sauvés ! Une imposante salle d’informatique, avec des ordinateurs contenant un grand nombre d’informations sur la Shoah, est à la disposition des visiteurs et des chercheurs.

        La naissance, le 18 décembre 1989, de mon petit-fils Adrien-Benjamin fut un événement particulièrement heureux, émouvant, comme chaque fois que la continuité d’une famille est assurée. La nôtre, si réduite, s’agrandissait, et nous mettons tous nos espoirs entre ses mains.

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Adrien-Benjamin à six mois.

        Mais il est impossible même dans ces moments-là de ne pas penser aux drames vécus par notre génération sans s’interroger sur les moyens pour qu’ils ne se reproduisent plus.
        Lors de sa circoncision j’ai pris conscience que, par le hasard de la descendance, j’étais le dernier de ma lignée à porter le nom de mon père. Certes c’est d’une importance toute relative, mais cela suscite néanmoins une interrogation chez tout homme arrivé à l’automne de sa vie. Cette pensée m’a partiellement permis de comprendre pourquoi selon la Kabbale « nom » et « livre » ont une même valeur numérique. En effet, quand l’auteur et avec lui son nom disparaît, ses livres lui survivent ! Le souvenir de ses grands-parents est désormais entre les mains de mon petit-fils Adrien-Benjamin ; je lui fais confiance. Il saura le garder à sa manière, et ce récit y contribuera peut-être !
        Le 15 juillet 1995, le Président Chirac, lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’hiv’, a fait une déclaration sur la responsabilité de la France et de certains Français dans les arrestations et déportations des Juifs de France. J’ai éprouvé le besoin de lui manifester ma reconnaissance dans la lettre ci-après :


        Monsieur le Président,

        Arrêté avec ma mère et ma soeur en 1942 par des gendarmes français à Revel Haute-Garonne (zone non occupée), déporté via Drancy à Auschwitz, seul survivant de ma famille, vous comprendrez, Monsieur le Président, que j’ai accueilli votre déclaration du 16 juillet avec émotion et reconnaissance.
        Votre prise de position vous honore et ne porte aucun préjudice à la grandeur de la France Républicaine, bien au contraire.
        Je suis parmi ceux qui attendaient avec inquiétude et tristesse, depuis 53 années, cette mise au point. Elle vient tardivement, mais vous avez osé le dire, contrairement à vos prédécesseurs. Elle s’inscrit dans la droite ligne de vos discours antérieurs.
        Pardonnez, Monsieur le Président, à un des rares survivants de cette époque, de prendre la liberté de vous écrire pour exprimer ses sentiments, etc.
        Veuillez croire, Monsieur le Président, à ma haute considération.

        Paul Schaffer


La réponse de la Présidence :


        PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE
        Le Chef de Cabinet

        Paris, le 26 octobre 1995        

        Cher Monsieur,

        Le Président de la République m’a confié le soin de vous transmettre ses remerciements les plus vifs pour le message que vous lui avez adressé à la suite de l’allocution qu’il a prononcée lors de la dernière commémoration de la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942 à Paris.
        Même si, comme l’a également souligné le Chef de l’État, beaucoup de familles juives traquées ont été soustraites aux recherches de l’occupant et de la Milice par l’action héroïque et fraternelle de nombreuses familles françaises, il est inacceptable que la folie criminelle du régime nazi ait été secondée par des Français.
        Croyez bien que le soutien de ses compatriotes soit un réconfort précieux pour le Président Chirac dans la nécessaire – mais douloureuse – reconnaissance des fautes commises au nom de l’État dans cette tragédie.
        Soyez assuré que seule l’abondance du courrier reçu par Monsieur Jacques Chirac à la suite de son élection explique le retard avec lequel vous recevez cette réponse.

        Veuillez agréer,…

        Annie Lhéritier


        Avec l’apparition des négationnistes, révisionnistes et autres falsificateurs de l’histoire, le désir de témoigner s’est imposé à moi. Aussi depuis plusieurs années je me rends dans les écoles et centres d’études pour apporter mon témoignage aux jeunes, partager avec eux mon souci de la mémoire et leur raconter, de la manière la plus pédagogique possible et surtout sans haine, l’histoire relativement récente. L’âge de certains de mes auditeurs correspond à celui que j’avais lors de ma déportation. Ils ne manquent pas de s’en rendre compte et en sont d’autant plus touchés et attentifs.
        Au cours de mes témoignages, je prends soin de faire remarquer à mes jeunes auditeurs que les Juifs n’étaient pas les seuls à avoir subi l’oppression nazie. Il y avait aussi des Tziganes, des Slaves et des opposants politiques de l’Europe occupée. En aucun cas, je ne voudrais que les élèves décèlent en mes propos la moindre trace de prosélytisme.
        Raconter ces sept années, de Vienne à Auschwitz, de 1938 à 1945, de l’annexion de l’Autriche à la Libération, en deux ou trois heures, n’est pas un exercice facile, mais ces séances sont largement récompensées par les courriers et les dessins que je reçois des élèves et dont un certain nombre sont joints à la fin de cet ouvrage.
        Nombreuses sont les questions pertinentes qui me sont posées.
        Elles n’émanent pas nécessairement des plus âgés. Ce sont les plus jeunes élèves qui trouvent souvent les termes les plus justes et les plus émouvants pour s’exprimer. Les plus fréquentes sont :
        – Quelles leçons avez-vous tirées de votre passé ?
        – Réagissez-vous dans certaines circonstances en fonction de votre expérience
        des camps ?        
        – Ressentez-vous une haine envers les Allemands ?
        Timidement et parfois gênés, ils demandent à voir mon tatouage !
        – Vous est-il arrivé de regretter d’être né juif ?
        – Croyez-vous en Dieu ?
        Répondre avec certitude aux deux premières questions ne serait pas honnête. L’expérience de toute une vie, ajoutée à celle du jeune homme que j’étais lors de ma libération, rendrait mes réponses d’aujourd’hui fatalement subjectives !
        Quant à la haine, elle résulte davantage d’un trait de caractère que d’une expérience, aussi dramatique soit-elle. Les gens haineux sont malheureux et le resteront, même lorsque leur haine sera temporairement assouvie. Je les plains. La religion juive, tout comme la religion chrétienne, recommande d’aimer son prochain. Nous pourrions dire, en guise d’interprétation, qu’aimer l’autre, c’est déjà s’aimer soi-même et que par conséquent la haine ne peut fondamentalement naître que de la haine de soi. Si aujourd’hui j’éprouvais encore de la haine, j’aurais le sentiment de ressembler à mes bourreaux. Ce n’est évidemment pas imaginable !
        Je fais naturellement voir, non sans gêne, mon tatouage.
        Mon éducation a développé chez moi une forte conscience juive. Même aux moments les plus horribles je n’ai jamais ressenti de regrets, de ressentiments et encore moins renié mes origines. Toutefois, pour les Juifs assimilés, rejetant, ou pire, faisant fi de leur « identité juive », un sentiment d’injustice s’ajoutait aux autres misères, inconscients qu’une telle attitude avait un caractère antisémite ! À ce propos, après un témoignage récent, j’ai reçu un petit mot d’une jeune fille d’une quinzaine d’années. En voici le texte :


        Cher Monsieur,

        Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. C’est moi qui vous ai posé cette question sur la religion à laquelle vous m’avez répondu par une autre question : «Et vous ? Que feriez-vous dans une telle situation ?» J’avoue que vous m’avez surprise. Sur le moment, je ne savais pas quoi répondre. Aujourd’hui, j’y ai plus réfléchi ; comme je vous l’ai dit, je suis catholique, baptisée mais très peu pratiquante. Il m’arrive souvent de me poser des questions sur Dieu, son existence, les miracles qu’il aurait accomplis… Eh bien je suis sûr que s’il m’arrivait un jour d’être persécutée à cause de ma religion, j’y croirais encore plus. Je ne sais pas si vous êtes satisfait de ma réponse, en tout cas je vous remercie énormément pour ce court moment passé avec vous.
        Je vous félicite d’avoir le courage de parler de votre histoire avec une telle émotion. Toute ma vie, je me souviendrai de vous.
        Encore une fois merci.

        Alice A…


        Avant de poursuivre et après avoir cité la lettre d’Alice, je crois devoir reproduire une autre lettre, très émouvante, reçue après le même témoignage. La tonalité et le sujet sont certes différents, mais m’amènent à préciser qu’à aucun moment mes propos peuvent éveiller chez mes auditeurs un sentiment de culpabilité. Il s’agit ici d’une émotion et d’une sensibilité particulièrement remarquables d’une jeune fille de quinze ans.


        Paris, le 7 février 2001

        Monsieur,

        Vous êtes venu nous parler de vos souffrances ; je me sens ici obligée de vous présenter ma gratitude et mon respect. Et même si ces mots vous ont résonné à l’oreille des milliers de fois, même s’ils ne peuvent pas adoucir le passé, je vous le dis: Merci ! Mais aussi…
        Ce n’est pas en tant que Française, mais en tant qu’homme que je ne puis ne pas me considérer coupable. Coupable des erreurs de mes parents – on dit bien, n’est-ce pas, que ce sont les fils qui les payent ? –, coupable de ne pas avoir été là, au milieu de tous, pour dire «Arrêtez», coupable parce que ça a été fait. Ainsi, au nom de nous tous qui avons vécu avant, après ou pendant cette maudite guerre, au nom de nous qui, de nos mains sales, avons pu haïr et tuer, au lieu d’embrasser nos frères, au nom de ceux qui, peut-être, ne «connaîtront» jamais vraiment ce qui s’est passé, je vous demande pardon.
        Aujourd’hui, moi qui fais partie d’une génération sans soucis, je promets de garder votre secret en le partageant de tout mon coeur, pour que l’on sache, et pour qu’on aime.

        «L’Amour, c’est quand la différence ne sépare plus.»
        Jacques de Bourbon-Busset
        À bientôt, Monsieur Schaffer.
        Miriam Sofrina
        (classe de 3e B - collège Jules Romains)


        La croyance en Dieu après le drame d’Auschwitz reste évidemment posée, et la réponse est difficile. Je n’ai d’autre titre que celui d’ancien déporté pour en parler, sauf celui d’être croyant moi-même. J’ai vu des personnes très croyantes perdre leur foi dès leur arrivée au camp, d’autres, au contraire, le devenir. On pourrait dire en conclusion :
        «S’il a été possible de croire en Dieu à Auschwitz, il est possible de croire en Dieu après Auschwitz !»
        Finalement, j’aimerais suggérer la lecture du livre de Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, et principalement l’extrait du journal d’une jeune Juive hollandaise, Etty Hillesum, trouvé après sa mort à Auschwitz en 1943. C’est un texte bouleversant d’humilité venant d’une jeune femme qui savait quel sort serait le sien :
        « Etty Hillesum se présenta comme volontaire pour le camp de transit de Westerbork, afin d’aider à l’hôpital et de partager le sort de son peuple. En septembre 1943, elle fut expédiée, par un des habituels convois de masse, à Auschwitz où elle mourut le 30 novembre 1943. Ses journaux ont survécu, mais n’ont été que récemment publiés.
        Elle ne trouve pas exactement Dieu, mais s’en construit plutôt un pour elle-même. Le thème de ses journaux devint de plus en plus religieux, et beaucoup de ses invocations sont des prières. Son Dieu est quelqu’un à qui elle fait des promesses, mais dont elle n’attend rien, et à qui elle ne demande rien. »
        
        «J’essaierai de Vous aider, Dieu, à stopper le déclin de mes forces, bien que je ne puisse en répondre à l’avance. Mais une chose devient de plus en plus claire à mes yeux à savoir que vous ne pouvez nous aider, que nous devons Vous aider à nous aider. Hélas, il ne semble guère que Vous puissiez agir Vousmême sur les circonstances qui nous entourent, sur nos vies. Je ne Vous tiens pas non plus pour responsable. Vous ne pouvez nous aider, mais nous, nous devons Vous aider, nous devons défendre Votre lieu d’habitation en nous jusqu’à la fin.»
        Ce n’est qu’après ces lectures et une sérieuse réflexion que je suggère à chacun en son âme et conscience d’adopter l’attitude qu’il estime juste, si toutefois cette question constitue une préoccupation.
        Un événement que j’ai vécu récemment prouve, si besoin était, la complexité de ce sujet et les sentiments contradictoires qu’il peut engendrer. Elle l’éclaire aussi d’une façon intéressante. Avec un de mes amis très proches, survivant également de la Shoah, décédé depuis peu, j’ai souvent discuté de la question portant sur Dieu après Auschwitz. Si nous étions généralement d’accord sur la plupart des questions dont nous parlions, «Dieu » ne manquait jamais de nous diviser ! Mon ami, si calme d’ordinaire, si modéré, s’emportait généralement et parlait de Dieu avec une véhémence qui ne lui ressemblait guère. Quelle ne fut ma surprise d’apprendre que son testament stipulait qu’il désirait être incinéré, ce qui est formellement interdit par la religion juive, mais qu’il souhaitait tout de même la présence impérative d’un rabbin pour faire une prière lors de la levée de son corps…
        
        « Tous les survivants devraient écrire leurs histoires », me disait un jour Élie Wiesel. Sur le moment je n’ai pas compris la raison de son propos et j’imaginais la montagne de livres que cela représenterait. Que pouvait justifier cette impérieuse recommandation ? Tant de livres déjà écrits, tant de chefs-d’oeuvre publiés, cela ne suffisait-il pas ? Je m’imaginais que cette exhortation pouvait avoir une origine religieuse ! J’ai pensé au mystère du 613e commandement qui prescrit à chacun d’écrire au cours de sa vie le premier Testament, des commentaires ou, à défaut, un livre d’enseignement ! C’est en écrivant mon propre récit que j’ai perçu la signification de l’exhortation d’Élie Wiesel. Une bibliothèque à la dimension du drame de la Shoah doit être constituée ! Seuls nous les survivants, témoins de l’indicible, aussi pénible que cela soit, aussi vain que cela puisse paraître, devons répondre à cette exigence. Chaque cas que nous représentons est unique par son expérience, et chaque récit l’est aussi ! Peut-être que bien plus tard la compilation de ces écrits satisfera le 613e commandement.
        Maintenant la nécessité d’écrire ce livre s’est imposée à moi. Il devait être écrit. Je me devais de répondre à cet appel en dépit de toutes les difficultés que j’ai pressenties, craignant de répéter une fois de trop ce que d’autres avaient si bien décrit avant moi !
        Décrire la Shoah, tout comme l’après-Shoah, a exigé de moi un effort immense. L’écriture n’est pas mon moyen d’expression favori. Perdu dans les affres de mon inquiétude et de mes questions aux réponses incertaines, je me suis rappelé l’histoire de ce pauvre homme qui ne savait ni lire, ni écrire et ne connaissait que son alphabet. Assis un jour dans un lieu de prière, il récitait avec ferveur la seule chose qu’il connaissait : l’alphabet. Son voisin, un bourgeois bien nourri et bien vêtu, l’entendit et lui demanda de ne pas importuner le bon Dieu avec de telles inepties.
        
        Ce bourgeois lui dit qu’il avait grand besoin de l’aide de Dieu, car il était en train de négocier l’achat de l’affaire d’un confrère, et l’aboutissement ferait de lui le plus grand marchand du pays ! Le pauvre bougre reconnut avec humilité l’insuffisance de ses prières. Mais il expliqua au riche marchand que, puisqu’il ne connaissait pas les prières d’usage, dans son infinie bonté, Dieu parviendrait certainement à assembler les lettres de l’alphabet qu’il lui adressait, qu’il ferait les mots justes, puis les phrases et connaîtrait ainsi ses prières.
        J’aimerais conclure mon récit par un autre conte hassidique. Il vous paraîtra sans doute un peu familier puisqu’il reprend des éléments racontés précédemment à propos de ma grand-mère. Une horde de cosaques déferlait sur des villages russes où habitaient des Juifs. Les uns après les autres subissaient leurs violences : viols, assassinats et destructions. Alors que les cosaques se rapprochaient, l’ensemble des habitants, avec à leur tête le rabbin, se précipitèrent dans la synagogue. Le rabbin implorait Dieu le Tout-puissant, ses larmes se mêlaient à ses prières, il espérait détourner la catastrophe. Sa ferveur n’avait d’égale que la terreur de l’assistance. Chacun était persuadé de vivre là sa dernière heure et joignait sa prière à celle du rabbin. Soudain, du fond de la salle, on entendit un cri effroyable, un cri à vous donner la chair de poule : c’était un sourd-muet qui poussait ce cri à fendre l’âme. Lorsqu’il se tut, le rabbin poursuivit ses prières, mais paraissait soulagé et presque allègre.
        
        L’office terminé, un notable s’enquit auprès de lui de la raison de ce changement subit. « C’est simple, répondit le rabbin, j’étais fort inquiet quant à l’aboutissement de mes prières. Je n’étais pas certain que Dieu les exaucerait. Mais lorsque le sourd-muet eut poussé son terrible cri, je sus que je n’avais désormais plus de souci à me faire. Dieu ne pouvait pas ne pas l’avoir entendu. »
        Peut-être que ces innombrables livres qui seront écrits par les néophytes de l’écriture résonneront à nos consciences comme le cri du sourd-muet, à l’oreille de Dieu. Imparfaits dans leur forme mais si authentiques qu’ils ne peuvent être qu’entendus.
        «Ce que nous sommes capables d’écrire demeure toujours bien en deçà de ce que nous parvenons à dire.»


(1) Il est important de préciser qu’en 1921 la Grande-Bretagne, alors qu’elle n’était que future puissance mandataire, par une décision unilatérale, avait divisé la Palestine pour créer l’actuelle Jordanie.

(2) D’après les documents SS retrouvés après la guerre par Hans Marsalek, l’effectif des douze principaux camps gérés par les SS s’élevait au 15 janvier1945 à :

  • Gardiens      36 454
  • Gardiennes    3 388
  • Total           39 842