Il faut laisser du temps au temps


        Jamais je n’ai pensé que cette maxime pourrait trouver sa justification dans une décision que j’ai prise il y a soixante ans !
        Lors de ma déportation en septembre 1942, mon père, reconnu intransportable, avait été autorisé à rester dans le camp de Noé, en Haute-Garonne. Il avait alors quarante-six ans. Puis ce fut pour moi trois années à Auschwitz. Évadé après la « marche de la mort », rapatrié via Odessa, débarqué à Marseille, j’avais pris le train me ramenant à Revel près de Toulouse, l’endroit où mes parents, ma sœur et moi avions été arrêtés. Durant ce voyage je m’étais mis à rêver que je retrouverais mon père, certes pas en parfaite santé, mais vivant et heureux de m’entourer de son affection, après ces années de souffrances. De retour enfin dans cette petite ville du Sud-Ouest, grande a été ma déception de ne pas être attendu à la gare.
        
        Je me suis précipité chez une amie de mes parents car j’avais gardé le souvenir du chaleureux accueil qu’elle nous avait réservé lors de notre arrivée de Bruxelles, au début de la guerre, en mai 1940. Après d’affectueuses retrouvailles, je demandai aussitôt quel avait été le sort de mon père. La nouvelle qu’il était mort un an après notre déportation vint s’ajouter au deuil de tous les miens. J’allais donc devoir seul affronter l’avenir et me frayer un chemin dans la vie ! Accompagné par cette amie, qui m’est depuis devenue très chère, je me suis rendu au cimetière de Revel : là, au milieu de toutes les tombes, sur une planchette noire, étaient inscrits le nom de mon père et la date de son décès. Il me fallait très rapidement acheter une concession afin que sa dépouille puisse reposer en paix et n’aille pas rejoindre la fosse commune.
        Puis a commencé pour moi l’effort de la réintégration dans la vie normale. J’ai repris des études au terme desquelles j’ai trouvé un emploi à Paris et, dès que mes moyens financiers me l’ont permis, j’ai décidé d’ériger une sépulture digne de mon père. Afin de respecter nos traditions, il m’aurait fallu transférer son corps dans un carré juif de l’un des cimetières parisiens. J’ai hésité à le faire ; pensant à tort ou à raison que mon père, durant sa dernière année, avait été entouré par les gens du pays qui lui avaient apporté aide et consolation. En outre ils auraient pu considérer mon geste comme une marque d’ingratitude ou imaginer que j’estimais leur cimetière indigne de la dépouille de mon père. Ma décision fut alors, bien que conscient d’enfreindre nos usages, de laisser mon père reposer à l’endroit où il avait été enterré. J’ai fait graver sur la pierre tombale un Magen David ainsi que les noms de ma mère et de ma sœur, avec la mention
         « Déportées en 1942, mortes à Auschwitz ».        
        J’étais guidé par l’idée que cette seule tombe juive inciterait le passant à s’y arrêter, à se poser des questions sur cette présence insolite et à vouloir connaître l’histoire de ma famille et plus particulièrement celle de la déportation.
        Quelques années plus tard, nommé citoyen d’honneur de la petite ville de Revel, j’ai constaté à cette occasion à quel point cette tombe était ignorée et j’ai pensé que mon choix, il y a soixante ans, avait été erroné. J’ai fait part de ma frustration à mon ami Jules Soletchnik, qui avait été élève au collège durant les années noires, mais sa réponse m’a rasséréné. Il ne manquait jamais, me confia-t-il, en se rendant à Revel de déposer une petite pierre sur la tombe qu’il considérait un peu comme la sépulture de son père, résistant, déporté en juillet 1944 et mort à Bergen-Belsen. Son propos a suffi pour réduire un peu mon regret quant à ma décision d’autrefois. Des années se sont écoulées depuis sans qu’aucun autre événement ne vienne me consoler de la décision que j’avais prise avec l’espoir de maintenir à cet endroit la mémoire de la Shoah.
        Mais voilà qu’invité, il y a quelques mois, à témoigner de mon histoire et de celle de ma famille dans une classe de terminale du lycée professionnel de Revel, le professeur, Madame Christelle Febvre, me fit part du souhait des élèves de se rendre sur la tombe de mon père, et me demanda donc son emplacement. Ces élèves avaient l’âge que j’avais lors de mon arrestation. Ils avaient déjà, avant ma venue, travaillé sur mon livre autobiographique, Le Soleil voilé, où je mentionnais l’existence de cette tombe. Par ailleurs ils s’étaient rendus au camp d’Auschwitz-Birkenau.

        De retour, l’un d’eux, âgé de dix-huit ans, a écrit une lettre admirable, dont voici la conclusion :

         «… Ce que nous avons vu ce jour-là, on se doit de le dire, de témoigner pour la mémoire de ceux qui sont morts pour ce qu’ils étaient, pour leurs différences. On se doit de transmettre l’Histoire comme vous le faites avec d’autres qui ont survécu à l’horreur nazie. On se doit de trouver les mots justes et définir le terme de “Shoah”. On se doit d’être pédagogue, d’être témoin, d’être révolté. On se doit de ne pas laisser les choses se reproduire et on se doit d’éduquer. On se doit de se souvenir et on se doit d’être conscient. On se doit de réagir, de ne pas rester passif, et tout cela on vous le doit ; à vous, à eux, à tous ceux qui ont souffert et souffrent encore de la folie des hommes. Tout cela nous le devons car nous savons… »
        Quelques semaines plus tard, je reçus la photo ci-contre, avec quelques phrases simples m’assurant combien les élèves avaient été heureux de se recueillir sur la tombe de mon père, de la fleurir et de parler encore une fois de la déportation.
        La lettre des élèves jointe comporte aussi quelques lignes traduisant leurs sensibilités et se termine ainsi :
        « Nous tâcherons dans le futur d’être les porteurs des graines plantées par vous et vos mots. »
        Et c’est alors qu’ayant témoigné à Madame Christelle Febvre non seulement ma reconnaissance mais aussi ma profonde émotion, j’ai reçu de sa part un message très court :
        « Mon cher Paul, dorénavant, chaque année, j’irai sur la tombe de votre père ! »

Il faut laisser du temps au temps.